To Breathe - A Mirror Woman (2006) par Kimsooja
En 2006, l’artiste sud-coréenne Kimsooja réalisa une installation en plein cœur de Madrid, à l’emplacement du Palacio de Cristal, un des sièges du musée Reina Sofia. L’œuvre se compose de multiples films de réfraction de la lumière appliqués sur toutes les surfaces vitrées du lieu ainsi que de miroirs sur le sol et d’une installation sonore permettant d’entendre les inspirations et expirations de l’artiste. Venant s’ancrer dans un décor préexistant et également se démarquer de celui-ci par sa singularité, l’œuvre nommée To Breathe – A Mirror Woman porte un sens prédéfini par l’artiste mais son équivocité permet la libre interprétation du spectateur. Le médium contemporain utilisé peut-être perçu au travers d’un large spectre, aussi bien technique, artistique ou encore géopolitique sous certains aspects. Dans cette mesure, le prisme général de perception le plus pertinent serait de percevoir l’œuvre de Kimsooja comme un instrument. Tout d’abord dans un rapport technique, mettant en exergue le procédé de réalisation de l’installation. Puis, comme un élément à la fois artistique et plus personnel, presque spirituel. In fine, au travers d’un regard porté sur la géopolitique du patrimoine et du placement de l’œuvre par rapport à la société occidentale.
• La technicité du reflet et de la lumière
Dans le but de donner à sa création un rendu aussi bien aérien que parvenant à s’imposer, Kimsooja s’est servie du médium de l’installation. Il s’agit d’une création artistique tridimensionnelle qui œuvre pour donner un regard nouveau sur l’espace. Ici, ce support empreint d’une aura contemporaine s’inscrit dans la lignée des installations lumineuses dans la mesure où la lumière est le facteur primordial de l’œuvre. En effet, l’artiste se sert de source lumineuse naturelle qui se voit être continuellement altérée : un large nombre de films de réfraction ont été appliqués sur les vitres du Palacio de Cristal. De cette manière, chaque rayon du soleil faisant son entrée dans l’édifice ce voit décomposé pour donner à voir les sept couleurs du spectre lumineux, venant créer des arcs-en-ciel. Afin de donner une massivité plus importante à cette chorale lumineuse, Kimsooja a pris la décision d’ajouter des surfaces réfléchissantes, des miroirs, sur le sol et le mur plein de l’édifice. Cette adjonction décuple alors les rayons préexistants.
Un aspect d’éphémérité octroi à l’œuvre une dimension rappelant presque la performance dans la mesure où l’espace et le temps, deux éléments prépondérants à cette forme artistique, sont bien présents. La quantité de lumière varie avec les jours et les heures, ce qui fait continuellement vivre l’œuvre, et elle est belle et bien délimitée dans un espace précis. La perception est continuellement renouvelée. Mais ce n’est pas tout car en plus de cela, il y a également la présence d’une installation sonore. Portant le nom de The Weaving Factory, un enregistrement réalisé par l’artiste en 2004 est perpétuellement joué en boucle. On y entend les inspirations et les expirations de Kimsooja emplir le lieu, comme si elle était physiquement présente.
Dans un savant jeu de courbes et de lignes, la lumière traversant les surfaces vitrées et effectue une danse, non sans rappeler les ballets chromatiques des vitraux si familiers. Aussi bien pour l’architecture que pour les éléments ajoutés, tout concorde à démultiplier la puissance de la lumière. Agissant à la manière d’une serre, le soleil s’engouffre dans l’édifice afin de faire grandir l’espace, avec le concours des miroirs. À ajouter que cet élément est rendu de manière très éloquente grâce aux colonnes qui se reflètent sur le sol, donnant une spaciosité plus importante au lieu.
L’œuvre s’inscrit dans une progression certaine au travers de la réflexion (lumineuse et intellectuelle) mise en jeu pour donner une dimension plus forte à un espace prédéfini. Toutefois, une limite élémentaire est à ne pas oublier : la nuit. L’installation vit grâce à la mouvance de la lumière ainsi qu’au travers du son joué. Mais une fois la nuit venue, l’installation fermée et le soleil absent, le palais et tout ce qu’il contient se fixe dans un silence et une pénombre limpide. L’œuvre meurt et renaît chaque jour.
• Un art universel et à la fois personnel
S’appuyant sur des racines coréennes et au travers d’un discours sensible, Kimsooja réalise un syncrétisme entre son approche personnelle de son œuvre et celle plus équivoque à laquelle elle cherche à inviter les spectateurs.
Comme beaucoup d’artistes attachés à leur civilisation, elle développe son propos visuel en faisant référence à des éléments culturels. Le bottari, baluchon de grande taille permettant le transport d’objets, a trouvé une place de choix dans son art dans la mesure où il représente, pour elle, la symbolique du nomadisme : son sujet de prédilection. Ici, l’objet est conceptualisé pour convenir au sujet architectural et de cette manière, il ne s’agit plus du tissu et de l’objet qu’il contient mais de l’écrin de l’édifice et du visiteur à l’intérieur. Par ailleurs, la référence culturelle se poursuit au travers de la présence de nombreuses couleurs, s’inspirant des draps coréens colorés utilisés pour ses bottari, les bojagi.
“However, whereas the bottari wrapped and transported clothes and belongings over distance, here the building is wrapping us and transporting us through an experience of our bodies, imaginations and senses.”
Parvenant à trouver sa place dans son corpus artistique et dans l’histoire de l’art, cette œuvre crée un dialogue avec d’anciennes réalisations de l’artiste. C’est le cas notamment dans le titre choisi qui fait écho à une de ses vidéo-installations, A Needle Woman, réalisée en 1999. De la même façon, le point d’orgue de l’œuvre est l’artiste. Elle était l’aiguille statique dans la foule et elle est devenue le miroir qui reflète une réalité. Mais ce regard sur l’œuvre implique aussi le spectateur au travers de la mise en place d’un point de vue contemplatif, aussi bien sur l’Homme que sur le monde. Cet échange est complété par la présente de l’enregistrement de la respiration de l’artiste qui, au cours de son déroulé, vient s’entremêler presque inconsciemment avec le souffle du visiteur. L’absence d’objet dans la salle simplifie d’ailleurs cet entretien dans la mesure où le son est alors la seule chose qui emplisse l’espace. Le changement de rythme du souffle provoque de multiples réactions et émotions à l’auditeur, qui se trouve alors en présence intangible de l’artiste.
Le nomadisme mentionné précédemment refait d’ailleurs son apparition au niveau du travail de la lumière : celle-ci changeante et mouvante, ne reste jamais au même endroit en fonction des heures, des jours et du temps. Et cette notion de voyage est expérimentée par le spectateur par le biais de tout ce qui l’entoure. Être transporté par les rayons lumineux, par les sons ou encore par les miroirs, le but terminal de l’œuvre est finalement de voyager en soi-même.
“The mirror connects the ego and the alter-ego and reflects the otherness that we alwavs carry within.”
Elle fait sienne cette œuvre en l’inscrivant dans une lignée artistique intrinsèque à elle, mais elle la partage également au public en initiant un dialogue émotionnel et sensoriel. De cette manière, un rapport rétrospectif ainsi que contemplatif sont apposés sur l’installation.
• L’œuvre dans une communication avec l’Occident
Par le biais de son art et plus particulièrement de cette œuvre, Kimsooja vient ancrer son travail à la fois dans un rapport de dialogue avec les citoyens internationaux, mais aussi dans un rapport de promotion du patrimoine culturel coréen.
En réalisant son œuvre dans le Palacio de Cristal, il est intéressant de se rendre compte que son choix n’a pas été anodin. En effet, il s’agit d’un édifice presque entièrement réalisé en métal et en verre construit en 1887, directement inspiré du Crystal Palace londonien réalisé en 1851, 36 ans plus tôt. En ayant cet élément en tête, penser à la place de cette œuvre dans la lignée de l’Exposition Universelle est un exercice étonnant mais également pertinent dans la mesure où, conformément à l’évènement, il était d’usage que chaque pavillon soit dédié à un pays. Ici, par analogie, l’édifice espagnole occupé par l’œuvre coréenne signifierait l’attribution du pavillon à la Corée. Et penser à cette éventualité est d’autant plus pertinent dans la mesure où, en 2013, Kimsooja participa à la Biennale de Venice de 2013 et occupa un pavillon coréen exposant une œuvre lumineuse semblable : To Breathe : Botttari.
Un second rapprochement, succinct, avec l’Occident peut être fait au travers de l’inspiration (consciente ou non) des vitraux. Comme évoqué sommairement plus tôt, le jeu chromatique engendré par le film de réfraction n’est pas sens rappeler les multiples jeux de couleurs que l’on peut couramment observer sur les vitraux européens. Cet art, né en France au cours de la période médiévale, n’est pas inconnu de l’artiste car le 15 septembre 2022, elle inaugura des vitraux qu’elle réalisa pour la cathédrale de Metz. Mais avant cela, à Madrid, elle parvient déjà à établir un rapport étroit entre son art, sa spiritualité et l’inconscient occidental.
En outre, s’adjoignant à cela, Kimsooja aboutit à mettre en évidence et à promouvoir son patrimoine culturel coréen. Elle s’y attèle d’abord au travers de ses expositions internationales, à l’instar de celle-ci en Espagne, mais également par le biais des éléments qui l’inspirent dans ses créations tels que les bottari et leur aspect culturel intrinsèque ou encore par la sémantique de son travail de la couleur développé en amont. Elle parvient, par ailleurs, à faire vivre ce patrimoine au travers de son œuvre en perpétuelle évolution, ne faisant que grandir le champ des possibles et de la perception. Cela donne de la richesse et du poids à cette géopolitique du patrimoine passive (presque semblable à un soft power étant donné l’étendu de sa renommée). Ainsi, Kimsooja actualise le propos ancien du patrimoine culturel, résultant d’une longue évolution civilisationnelle, au travers de l’art contemporain et de son installation.
In fine, trouvant sa place parmi le passé culturel et l’actualité artistique, l’artiste coréenne Kimsooja se sert de son art et plus particulièrement de cette installation, comme d’un instrument. Aussi bien par le biais d’éléments tangibles qu’émotionnels et idéologiques, elle œuvre pour élargir la sémantique de son propos général. À la manière de Fabienne Verdier qui a su se servir de l’art contemporain pour faire ressortir des traditions chinoises, Kimsooja parvient à faire rayonner le patrimoine culturel coréen.
Vous trouverez ma bibliographie dans la version anglophone de mon article : https://aca-project.fr/research-kimsooja-to-breathe-a-mirror-woman/